PRÉHISTOIRE - La taille expérimentale des roches dures

PRÉHISTOIRE - La taille expérimentale des roches dures
PRÉHISTOIRE - La taille expérimentale des roches dures

La reproduction moderne d’outils préhistoriques en pierre dure est née avec la science préhistorique. Les ouvriers des carrières du bassin de la Somme taillaient des bifaces qu’ils vendaient à l’archéologue Boucher de Perthes.

Après les précurseurs des expériences de taille – Breuil, Muller au début du XXe siècle, Pei Wen Chung... – a commencé, vers les années 1920, la recherche systématique des techniques employées par les hommes préhistoriques, appuyée sur la comparaison avec des pièces authentiques. Il a beaucoup été tenu compte, au début, de la pratique des tailleurs de pierres à fusil puisque aussi bien l’homme n’a jamais cessé de tailler le silex depuis que les premiers Hominidés se sont fabriqué des outils en enlevant des éclats à un bloc naturel de roche dure, il y a quelque trois millions d’années.

À partir de la Seconde Guerre mondiale, une nouvelle impulsion fut donnée à cette voie expérimentale par F. Bordes, qui lui fit enfin la place qu’elle méritait comme base de toute étude d’outils et d’armes en pierre taillée. Au cours d’un colloque de technologie lithique, tenu aux Eyzies, en 1964, fut ouvert aux préhistoriens européens le monde du débitage et de la retouche par pression qui n’avait alors été qu’effleuré hors des États-Unis. Les découvertes de D. E. Crabtree, en particulier, permirent de compléter l’éventail des techniques préhistoriques retrouvées. Les préhistoriens qui poursuivent ces expérimentations sont de plus en plus nombreux. Certains résultats ont été publiés, entre autres, par R. Bonnischen, F. Bordes, B. Bradley, E. Callahan, L. Coutier, D. E. Crabtree, M. Lenoir, M. Newcomer, G. Titmus, J. Tixier.

L’outil de l’homme préhistorique

Avant de disserter sur la validité de l’expérimentation et sur sa méthodologie, il faut avoir envisagé la démarche mentale qui a présidé à la fabrication d’une pièce taillée par un homme préhistorique.

Pour nous, a franchi le seuil de l’hominisation celui qui a pu façonner, sculpter, créer un objet qui lui servira à couper, à racler, à percer, à frapper, etc., en lui donnant une forme intentionnelle, donc préméditée, en réponse à un problème qui s’est posé à lui. Celui-là devra aussi pouvoir le reproduire à l’infini et apprendre aux autres à le reproduire.

Dans un environnement donné, forcément contraignant , l’homme, avec sa liberté de choix limitée par la contrainte de la tradition , a su, dans les limites des contraintes de la matière première et de ses possibilités corporelles (qu’il serait agréable d’avoir trois bras pour tailler!), apporter des solutions à son existence même, en accord avec sa conception de la vie.

Il n’est pas question ici d’estimer l’importance respective de la contrainte du milieu et de celle de la tradition. La première a de toute façon été, en cas de changement relativement brusque de l’environnement, suivie d’une réponse adaptative. La seconde est la perduration d’un choix très antérieur parmi une des solutions possibles aux problèmes fondamentaux de la survie et de la vie en groupe dans un milieu donné. Ce choix est un instant d’évolution qui disparaît très vite et la solution choisie à l’origine devient, même si la source en a été oubliée, «habitude traditionnelle» tant qu’un nouveau choix ne l’a pas remplacée. Cela n’est certainement pas sans rapport avec l’existence de provinces préhistoriques qui sont sans doute des territoires de tradition, tels que le Solutréen ou l’Atérien. Nous pensons qu’une même technique, employée couramment par deux palethnies différentes (et parfois contemporaines) pour obtenir des outils différents, peut être une présomption de contraintes traditionnelles différentes.

C’est limités qu’ils étaient par ces trois propositions contraignantes (matière première, milieu, tradition), et tout empiriquement, que les hommes préhistoriques ont taillé leurs outils: leur choix et leurs réussites n’en sont que plus estimables (cf. figure).

Pourquoi expérimenter?

Expérimenter pour mieux connaître. Les outils de pierre, souvent en roches siliceuses, sont les objets les moins destructibles d’un gisement. Il est primordial d’atteindre à la connaissance des techniques et méthodes inventées par les hommes préhistoriques pour les produire, car nous cernerons alors les intentions, avec une possibilité permanente de vérification. Les buts principaux sont, ou ont été, les suivants:

Des mythes à détruire . Ainsi l’homme acheuléen taillant et retaillant pendant de longues journées pour obtenir quelques outils. En fait, il ne faut guère plus de deux ou trois minutes pour obtenir un biface et quelques dizaines de secondes pour un racloir. Il en est tout autrement pour certaines pièces beaucoup plus élaborées comme les feuilles de laurier solutréennes ou les pièces bifaciales obtenues à l’aide de longues retouches par pression.

Des techniques à redécouvrir . Depuis L. Coutier et F. Bordes, on sait qu’une matière plus tendre que le silex (bois de renne, bois d’arbre, par exemple) permet de détacher des éclats très minces, «pelant» véritablement la roche, donnant ainsi la possibilité d’obtenir des pièces plus plates, mieux équilibrées, avec des bords tranchants plus fins que ceux qui résultent de la taille au percuteur de pierre.

Des intentions à percer . Il faut discerner ce qui est accidentel ou trace d’utilisation de ce qui est intentionnel, ce qui est facile de ce qui est difficile, ce qui est essentiel de ce qui est superflu, ce qui advient spontanément au moment du détachement d’un éclat de ce qui est une reprise, une «retouche». On comprendra aussi par l’expérimentation si le caractère fruste, l’aspect «archaïque» d’un ensemble lithique, est dû ou non aux possibilités limitées d’un matériau.

Des chaînes techniques à retrouver . C’est, en effet, la connaissance empirique des lois régissant la propagation des ondes de fracture dans un solide qui est à la base des techniques de taille des roches dures. Ces techniques, comme la percussion directe au percuteur minéral, la percussion indirecte, au percuteur animal (os, bois, corne, ivoire) ou végétal, le «coup du burin», etc., peuvent être symbolisées par la main de l’artisan. Les méthodes, agencement de différentes techniques suivant un enchaînement raisonné, sont l’esprit, le cerveau de la réalisation d’un outil. Si l’on ajoute le style, qui est lié à la tradition, on peut définir la morphologie d’une pièce à l’aide de ces trois éléments:

La lecture d’une pièce, fondement immuable à toute connaissance typologique, devra donc être la reconnaissance, d’après les stigmates visibles, des différentes techniques, agencées suivant telle ou telle méthode, donc employées dans tel ou tel ordre chronologique, pour obtenir la morphologie existante, empreinte d’un certain style.

Cette lecture ne peut plus se passer de l’apport énorme des expériences de taille. Tout préhistorien doit avoir, sinon beaucoup taillé, tout au moins avoir acquis la maîtrise de quelques techniques fondamentales, ou, au pire, avoir beaucoup vu tailler.

Des connaissances à transmettre . Ceux qui abordent la préhistoire comprendront mieux, plus vite et de façon plus durable s’ils ont acquis les notions de base grâce aux démonstrations d’un enseignant expérimentateur. Le fait est irréversible: la préhistoire ne pourra plus jamais ignorer les expériences de taille.

Comment expérimenter?

Nous, hommes modernes, quand nous «jouons» à l’homme préhistorique, quand nous reproduisons un outil de pierre (ou d’os, de bois de renne, d’ivoire), nous procédons à une expérience, nous ne réalisons pas un outil fonctionnel dont dépend notre survie. L’outil préhistorique nous est viscéralement étranger, il ne fait plus partie de notre monde. Nous n’atteindrons donc jamais le tailleur préhistorique; nous l’approcherons seulement, car derrière la main il n’y a plus et il ne peut plus y avoir les mêmes motivations. Il ne faut donc jamais perdre de vue cette impossibilité d’exhumer la relation exacte être humain/outil des préhistoriques, même pour Homo sapiens sapiens fossilis .

Mais nous devrons du moins nous placer dans des conditions matérielles correspondant aux connaissances techniques de la période envisagée. On pourra par exemple utiliser un outil à pointe de cuivre pour reproduire les pièces du Chalcolithique. Pour toutes les périodes antérieures, il va de soi que seuls les instruments provenant d’un minéral, d’un végétal ou d’un animal seront employés pour fractionner les roches dures dans un but scientifique. En effet, les tailleurs de pierre modernes «à la mode préhistorique» ont des motivations diverses: la tromperie, car les faussaires sévissent encore périodiquement; un but lucratif (pierres à fusil, objets vendus aux touristes, particulièrement en obsidienne au Mexique et aux États-Unis); un but utilitaire (soit pour armer les «planches à dépiquer» les céréales, soit – les exemples se font de plus en plus rares – pour les mêmes motifs que les hommes préhistoriques, comme les fabricants et préparateurs de peaux qui taillent des grattoirs en obsidienne dans certaines régions d’Éthiopie.

Seuls ces deux derniers cas peuvent nous apporter des données, encore les techniques et méthodes en cours sont-elles devenues des reliques résiduelles.

Toute démarche scientifique doit être précédée d’une problématique. On peut en concevoir les grandes lignes de la façon suivante. Toutes nos acquisitions sont jusqu’ici par trop empiriques. Il faut aller plus loin: tailler pour le plaisir, pour la belle pièce ne nous apporte rien, tailler pour retrouver les techniques nous apporte insuffisamment, nous devons maintenant tailler pour expérimenter vraiment en laboratoire. Les expériences de taille multipliant le même geste technique dans des conditions parfaitement définies nous permettront l’étude des chaînes d’actions techniques, leurs combinaisons et leurs fréquences pour les différents groupes préhistoriques. Il faudra pour cela appliquer un traitement statistique (souvent très simple) approprié à chaque cas. On ne peut espérer aboutir à une quasi-certitude qu’en accumulant les présomptions. Cela sera d’autant mieux réalisable que de nouveaux tailleurs sont formés, chacun devant acquérir Afrique du Nord, Europe occidentale) qu’il pourrait fort bien s’agir d’inventions indépendantes et non pas d’une extension géographique.

La reconnaissance de la chauffe intentionnelle des roches siliceuses (de 200 à 400 0C) afin de permettre une retouche parallèle par pression plus aisée est une chose récente. Une fois encore la motivation suscite l’intention: cette préparation thermique a été inventée par les Solutréens en Europe et par les premiers occupants de l’Amérique du Nord. On la connaît au Néolithique et en protohistoire en Afrique, au Moyen-Orient.

Un expérimentateur moderne peut donc suivre pas à pas les trois stades de manufacture d’une pièce traitée par la chaleur: obtention d’une préforme par percussion, chauffe, retouche par pression.

Si nous avons insisté sur les pièces un peu exceptionnelles, c’est que l’outillage courant sur éclat et sur lame pose nettement moins de problèmes de reproduction scientifique. Nous pensons donc que tout artisan, ou même tout chasseur préhistorique a été capable d’obtenir ces outils communs. Mais les pièces plus élaborées (éclats, lames, pointes Levallois, lames régulières, feuilles de laurier, pièces à retouches parallèles) ont dû être l’œuvre de tailleurs spécialisés.

Pourquoi se livre-t-on à des expériences de taille? Pour mieux connaître les hommes préhistoriques au travers de leurs outils, grâce à la lecture des techniques employées, des méthodes ayant agencé ces techniques, du style traditionnel, et en procédant par approches descriptive, qualitative, quantitative, statistique, sans jamais oublier que l’objet n’est rien en lui-même si, par-delà, on ne cherche pas l’Homme qui l’a conçu, réalisé et utilisé.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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